Une « adaptation
pour un théâtre nègre » de La
Tempête de Shakespeare
La
Tempête de Shakespeare (1611) :
Le duc de Milan, Prospero, après avoir été trahi par
son frère Antonio et chassé du trône, se retrouve exilé avec sa fille Miranda
sur une île déserte. Grâce à la magie que lui confèrent ses livres, il maîtrise
les éléments naturels et les esprits, notamment Ariel, esprit de l’air qu’il a
délivré de l’arbre, dans lequel la sorcière Sycorax, mère de Caliban, l’avait
emprisonné pendant 12 ans. La scène s’ouvre sur un naufrage, provoqué par Ariel
sous les ordres de Prospero. Il s’agit d’un navire portant le roi de Naples,
Alonso, qui rentre de Tunis où il vient de marier sa fille. Se trouvent avec
lui son fils Ferdinand, son frère Sébastien, le frère de Prospero, Antonio
(devenu après sa trahison duc usurpateur de Milan), Gonzalo (un vieux et fidèle
conseiller d’Alonso), Trinculo et Stephano (deux serviteurs bouffons et ivres),
ainsi que d’autres seigneurs napolitains. Prospero, à l’initiative du naufrage,
va faire subir à tous ces personnages échoués sur l’île une série d’épreuves. Ariel va ainsi déjouer
le complot organisé par Antonio et Sébastien contre Alonso, mais aussi épargner
la vie de Gonzalo (dont on apprend qu’il a offert à Prospero et Miranda des
vêtements et des vivres lors de leur exil). Le complot ourdi par Caliban,
Trinculo et Stephano contre Prospero n’aboutira pas non plus. L’objectif de
Prospero est de récupérer le pouvoir en réconciliant tout le monde autour
d’intérêts communs : le mariage de Ferdinand (fils d’Alonso) et de sa
propre fille Miranda. C’est chose faite à la fin de la pièce, où il pardonne à
son frère, libère Ariel et Caliban et renonce à la magie pour retrouver son
duché.
Dans Une Tempête, le prologue du
« meneur de jeu » correspond à une mise en abyme (théâtre dans le
théâtre) pour mieux souligner la filiation avec Shakespeare : il s’agit de
rejouer une pièce qui existe déjà, mais sous un autre angle, celui de la
négritude. Prospero sera donc le colonisateur et Caliban l’esclave révolté.
C’est autour de leur duel que s’organise la pièce, notamment lors de passages
très importants qui sont des ajouts de Césaire :
leur dialogue polémique sur la colonisation[1][1], leur altercation en pleine idylle
de Ferdinand et Miranda (Acte III, scène 1), ainsi que la fin de la pièce où
ils restent seuls sur l’île à se livrer un combat éternel. Ce qui importe pour Césaire, c’est donc le conflit entre
« races » et entre classes sociales, alors que pour Shakespeare,
l’intrigue centrale est politique (comment Prospero va-t-il parvenir à
récupérer le duché de Milan ?). Notons d’ailleurs que chez Césaire, Prospero renonce à retrouver
son duché pour régler ses comptes avec Caliban.
Il y a deux autres ajouts importants : la spécification de la
« race » des esclaves. Ariel est « mulâtre », c’est-à-dire
métis, alors qu’il est un « esprit de l’air », un être féérique chez
Shakespeare. Caliban est, quant à lui, un esclave « nègre ». Il en
est de même dans l’Acte III scène 3. Alors que le mariage de Ferdinand et
Miranda se prépare, et que tous les dieux (Iris, Cérès, Junon) sont convoqués,
Césaire fait s’inviter à la fête « Eshu : dieu-diable nègre »
dont le but est de perturber la fête par ses provocations grossières. C’est une
manière d’imposer encore une fois la rébellion, la révolte, comme thème
fondamental de la pièce. Le véritable enjeu de l’œuvre est donc la liberté des
esclaves, comme l’atteste le leitmotiv qui sera aussi le dernier mot de la
pièce : « La liberté ohé, la liberté », prononcé par Caliban.
Enfin, chez Césaire, Ariel et
Caliban, qui ont la même condition d’esclave sont bien plus proches, même si
leurs méthodes diffèrent : « nous sommes frères, frères dans la
souffrance et dans l’esclavage, frères aussi dans l’espérance » ;
leur long dialogue à l’Acte II scène 1 (p.35-38) est donc aussi un ajout de
Césaire.
Un apologue et des personnages allégoriques
Prospero est le colonisateur autoritaire. Il
emploie souvent des impératifs : « Dépêche-toi »,
« Occupe-toi de lui », des verbes de volonté : « je
veux », « j’exige », « il faut », et les didascalies
qui lui sont le plus souvent associées sont : « hurlant »,
« criant ». Il se sent supérieur jusqu’à considérer Caliban comme un
sous-homme, d’où son langage péjoratif et injurieux :
« monstre », « pauvre sot », « bête brute », « vilain
singe ». Il est tyrannique et incarne le droit du plus fort :
« C’est à cela que se mesure la puissance. Je suis la Puissance »,
« Je suis le plus fort et à chaque fois le plus fort ».
Caliban incarne quant à lui l’esclave révolté, il veut sa
liberté à tout prix et est donc prêt à employer la violence : il menace
plusieurs fois Prospero de mort. Il emploie essentiellement le registre
polémique, le langage familier et les grossièretés. Il est fier et refuse
l’humiliation : il préfère mourir que subir l’injustice (p.38). Il est le
porte-parole d’une négritude radicale et sans compromis.
Ariel, enfin, est un esclave calme, obéissant,
qui, contrairement à Caliban, mise tout sur le dialogue. Il n’est pas violent,
mais cela ne veut pas dire qu’il se laisse faire : « C’est du
despotisme » dit-il à Prospero (Acte II scène 2). Il veut faire changer
Prospero et pense que sa liberté sera une conséquence. Il passe pour un lâche
auprès de Caliban, peut-être parce qu’il est « mulâtre » et bénéficie
donc d’un traitement de faveur, mais en fait, il est le seul à obtenir sa
liberté. C’est un personnage complexe, car si l’on considère qu’Une Tempête est un apologue et plus
exactement du théâtre à thèse (sous-genre), quel message exact cherche à faire
passer Césaire ? On a l’impression qu’il privilégie celui de
Caliban, mais celui d’Ariel semble plus efficace…
Des esclaves noirs et des
leaders américains
Le projet initial de Césaire était que la pièce se passe aux Etats-Unis et il en reste des traces comme les allusions à Malcolm X. Caliban prend en effet le nom de X dans son dialogue avec Prospero, il a recours à la violence et parfois même à des remarques extrêmistes, racistes : « me débarrasser de toi, te vomir […] ta blanche toxine » (p.87).
Ariel quant à lui incarne Martin Luther King en refusant la
violence. Ses répliques font écho au discours « I had a dream », il
est plus idéaliste et optimiste. On peut aussi étudier les indices qui
permettent de « transporter » l’intrigue aux USA tels l’allusion aux
« ghettos », l’expression en anglais « Freedom now »…
Une Tempête est donc une œuvre
originale qui brasse plusieurs objets d’étude en classe de 1ère tels
la réécriture et l’apologue. La pièce de Césaire
permet également de cerner les racines du courant littéraire de la négritude,
initié par un groupe d’intellectuels afro-américains de Harlem en 1920 appelé
« négro-renaissance », et d’en comprendre les enjeux. Il s’agit, pour
les écrivains noirs (du monde entier), de prendre la parole afin de revendiquer
le respect de leur différence et de se différencier de la culture blanche. En
effet, éprouver le besoin de proclamer qui l’on est suppose que l’on ne se
sente pas reconnu. C’est ainsi, que les écrivains de la négritude vont avoir
pour thèmes principaux l’esclavage et la colonisation.
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